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Grand mythe indien : "le barattage de la mer de lait" (kshîroda manthana)

C’était l’époque où les forces de lumière, les deva (les dieux), et les forces d’obscurité, les asura (les démons), étaient déjà présents, de même que les trois grands dieux Brahmâ (il incarne le créateur qui a créé le monde de la multiplicité dans lequel nous vivons, la ronde des naissances et des morts, samsara), Vishnu (Protecteur et conservateur du monde, chargé de veiller à son évolution, sans jamais le détruire), et Shiva (rôle de destructeur, il détruit l’ancien pour passer au renouveau). Mais l’univers en était à ses prémisses et la répartition des rôles entre deva et asura toujours incertaine. Ils étaient encore tous mortels et les deux groupes se battaient pour obtenir la maîtrise du monde.


Réunis au sommet du mont Mandara (appelé aussi mont Meru) dont le sommet s’élève jusqu’aux cieux et la base au plus profond de l’Océan cosmique, les deva demandèrent à Brahmâ comment obtenir l’amrita, la liqueur d’immortalité, ce qui assurerait leur prédominance sur les asura. Brahmâ en référa à Vishnu qui lui dit qu’asura et deva devaient s’unir pour baratter l’Océan Primordial car celui-ci n’avait pas encore révélé tous ses trésors. Vishnu demanda à Ananta (le grand serpent cosmique qui sert de couche à Vishnu quand celui-ci est plongé dans la yoga nidrâ entre deux manifestations) de soulever la montagne, et lui-même se transforma en tortue pour pouvoir en se glissant dessous, tout au fond de l’Océan, la soutenir solidement. Le grand serpent Vâsuki fut pris comme corde et enroulé tout autour de la montagne. Les deva se saisissant de sa queue et les asura de sa tête tous se mirent à tirer alternativement de façon à mettre en branle le baratton. Du haut de la montagne une pluie de fleurs, d’arbres, de plantes et d’animaux divers commença à se répandre de tous côtés dans les eaux de l’Océan qui mugissait sous le choc du barattage. Le barattage allant s’accentuant, des animaux écrasés et des arbres broyés incendièrent le mont Mandara. Comme une épaisse fumée et des torrents de flammes s’abattaient sur les participants, les obligeant à s’arrêter, Indra fit pleuvoir et éteignit l’incendie. Alors tout ce qui s’était répandu dans les eaux se transforma en un jus semblable à du lait. Le travail de barattage reprit de plus belle, exténuant pour tout le monde, même pour Vâsuki qui, écoeuré et épuisé, se mit à vomir tout son venin. Voyant que ce venin cosmique menaçait d’empoisonner et d’anéantir l’univers tout entier, Shiva se précipita et avala le poison.


Le barattage continuant, un certain nombre de merveilles émergèrent enfin de l’Océan : - Surabhî (ou Kâmadhenu) la vache d’abondance, la mère nourricière cosmique. - Kalpavriksha, l’arbre qui satisfait tous les désirs et qui parfume le monde. - Candra, la Lune. Shiva en ornera son chignon. - Uccaishravas, un cheval blanc à sept têtes, ancêtre de tous les chevaux. Il devint ensuite le cheval d’Indra. - Varunî, la déesse du vin (surâ) et des boissons « spiritueuses ». - Kaustubha, une pierre précieuse symbolisant la conscience universelle en ce qu’elle est composée de la conscience de tous les êtres. Il ornera la poitrine de Vishnu. - Rambhâ, la nymphe céleste, mère des apsaras (nymphes ou fées célestes) - Shankha, la conque marine, qui matérialise le son premier, le mantra OM, et dont le son, sur les champs de batailles, paralyse les adversaires - Airâvata, l’éléphant blanc qui sera la monture d’Indra. - Dhanvatari, le premier médecin et chirurgien de tous les temps, tenant dans ses mains la coupe d’amrita. - Lakshmî, la déesse de la beauté et de la fortune qui n’est autre que Srî, la Shakti, la Conscience-Energie primordiale dans la manifestation. Elle deviendra la parèdre de Vishnu.


À ce moment-là deva et asura se précipitèrent, désireux de s’emparer de l’amrita. Les asura prirent la coupe, mais voyant cela Vishnu se transforma en une apsara, Mohinî, qui pétrifia tout le monde par la splendeur de sa beauté. Mohinî se saisit du vase et le donna aux deva qui burent alors la liqueur d’immortalité. Mais un des asura qui avait déjà bu fut dénoncé par Sûrya, le Soleil. Vishnu le décapita tout aussitôt avec son cakra (arme de jet de forme ronde que le dieu porte sur son index droit redressé. Lancé contre l’ennemi, il part en tournoyant à toute vitesse, décapite les forces du mal et, comme un boomerang, revient se placer sur l’index de Vishnu.). Alors les deux parties du corps de l’asura, devenues immortelles, devinrent Rahu (l’éclipse) et Ketu (la comète) qui, régulièrement depuis ce temps-là, perturbent la bonne marche du soleil.


 

Pistes de réflexion sur la signification de ce barattage qui, sous l’action intense des forces vitales et des forces de lumière, fait émerger tous ces « trésors » de l’Océan cosmique ?


Nous pouvons penser que l’océan de nos origines est le liquide amniotique dans lequel, inconscients et bienheureux nous avons baigné en tant que fœtus. Un océan non seulement nourricier mais aussi rempli d’une infinité de potentialités, de trésors en puissance, pouvant se concrétiser ou pas. Une fois que nous sommes devenus adultes, vient le moment du choix d’une autre croissance, cette fois-ci volontaire et pouvant emprunter des chemins divers. Le yoga est un de ces chemins. Les devas et les asuras incarnent des qualités mentales, psychologiques et spirituelles qui montrent que coexistent en nous des forces de lumière, d’évolution, et des forces d’obscurcissement, de stagnation. Or ces forces antagonistes peuvent s’associer en une puissante énergie commune quand s’impose un but impérieux et incoercible. Ces forces rivales vont alors s’unir en un front commun et mobiliser les énergies les plus profondes de l’organisme (Vâsuki).


Dans l’anatomie mystique indienne le mont Meru est le nom symbolique donné à la colonne vertébrale. De même que le mont Meru est l’axe du monde, partant des abysses pour s’élever jusqu’aux cieux, la colonne vertébrale est l’axe central, le pilier de notre corps avec ses deux pôles, le bassin et le crâne qui part du plus dense et monte vers le plus subtil. C’est ce que symbolise le mont Mandara avec la tortue Kûrma à la base et le dieu Indra au sommet.

En yoga, ce « barattage » peut être interprété comme une activation et une mobilisation de la colonne vertébrale. En effet, dans la pratique du yoga la colonne vertébrale et le souffle sont « l’ossature » de nos expériences posturales. Leur mobilisation consciente et conjointe va favoriser l’émergence des « trésors cachés ».  Si nous suivons le mythe en l’appliquant à notre expérience yoguique, nous allons devoir tout d’abord assurer la solidité du fondement, des bases. Tout part du dense. Car on ne peut rien aborder de subtil sans s’appuyer sur du solide. La tortue symbolise cette solidité archaïque des profondeurs de la terre dans laquelle elle s’enfouit et nous renvoie à l’exigence de solidité de nos postures ainsi qu’à la conscience de l’enracinement stable de notre colonne vertébrale. Le redressement harmonieux de la colonne, donc du corps, partira d’en bas. À travers le travail postural et le souffle, comme nous ne restons pas dans l’agitation d’une simple gymnastique mobilisant les énergies superficielles, une fois dans la stabilité des postures, nous passerons de la périphérie vers le centre et ce sont les énergies souterraines qui s’éveilleront. Tout d’abord la mise en mouvement va nous permettre d’évacuer quelques raideurs et toxines superflues. Il va y avoir comme un premier décrassage.

Si la mobilisation de la colonne permettent dans un premier temps d’évacuer certaines toxines superflues, quand l’action se poursuit sans interruption et se fait excessive, la colonne va « flamber », il va y avoir souffrance et l’effet sera inverse au but recherché. Une conscientisation s’avèrera alors nécessaire pour comprendre l’usage de la modération dans le travail de nettoyage. À ce moment-là en effet, sous l’effet de cet échauffement excessif, l’intelligence du mental que représente Indra, va tout arrêter et « faire pleuvoir ». Ainsi, quand le travail de mobilisation de la colonne va reprendre, cette fois-ci ce seront les toxines profondes, celles qui sont le plus secrètement enfouies, les plus anciennes, à la fois les physiques et les mentales, qui remonteront à la surface.


Et comme dans ce barattage tout remonte et affleure à la surface, le meilleur comme le pire, il nous faudra tout d’abord affronter et laisser venir à la lumière de la conscience le « vomissement » de toute notre noirceur, de tous nos poisons intérieurs.


Dans notre pratique de yoga tout est sollicité, tout est activé et tout affleure à la surface. Ce que nous sommes réellement va émerger en toute clarté. La réalité physique mais aussi la réalité mentale. Le meilleur de ce que nous sommes, nos aisances, nos facilités, nos multiples qualités physiques et mentales, nos beautés secrètes. Mais aussi ce qui en nous est le plus sombre, le plus opaque, le pire. Tout remonte très nettement à la lumière de la conscience sans mensonges, sans le masque sournois du déni ni de la mauvaise foi. Le pire de ce que nous sommes ce sera le vomissement de Vâsuki, et le meilleur ce seront les trésors qui émergeront par la suite. Le yoga nous offre des outils pour rester des observateurs lucides, conscients, et pour ne pas rester passifs ni empoisonnés par nos propres toxines. La posture parle. La posture nous parle. Elle est un miroir dans lequel nous pouvons nous voir en toute lucidité et simplicité. Tout ce qui surgit doit se comprendre et se « digérer ». Bien sûr ce seront nos constructions, nos découvertes, nos émerveillements, notre sentiment de plénitude. Mais il peut y avoir aussi des inconforts, du mal-être, des bouffées d’inquiétude, voire d’angoisse… Si, particulièrement dans les postures qui nous sont difficiles à gérer, nous restons attentifs à leurs résonances, saisissons alors les remontées mentales diverses, ne les lâchons pas, ne les négligeons pas, sans chercher non plus à les provoquer artificiellement. Et la digestion des toxines psychologiques, affectives et mentales, se fera par la formulation, par la parole, qu’elle soit intérieure ou extérieure. Car la gorge, lieu de l’écoute et de la phonation, est le lieu des communications (Vishuddhî cakra), les communications horizontales et les communications verticales. Dans ce mythe, Shiva, en avalant volontairement le venin de Vâsuki, le fera passer par sa gorge. Dans ce passage le poison sera conscientisé, assumé, avalé, digéré et le monde sera sauvé. Il en sera de même, mais dans l’autre sens, pour nous. Une formulation consciente de nos poisons intérieurs nous sauvera de l’ « engorgement » et de l’empoisonnement, en les évacuant vers l’extérieur. Alors un espace se libérera pour que puissent émerger un certain nombre de « trésors » enfouis.


Revenons sur ces « trésors ». Tout d’abord Surabhî, la vache d’abondance, représente notre Terre Mère, support et nourriture de toute manifestation. Nous devons en prendre conscience en toute simplicité et dans un grand respect. Cette vache représente aussi le support que nous avons choisi, le yoga, qui sera pour nous une matrice nourricière et généreuse. Puis avec l’arbre Kalpavriksha « qui parfume le monde et exauce tous les désirs » nous avons l’image de ce que nous nous devons d’être, des hommes profondément enracinés dans la terre et puissamment déployés vers le ciel. L’arbre est notre double végétal. Kalpavriksha symbolise aussi notre arbre de vie, cette colonne vertébrale riche de toutes nos potentialités, et aussi l’arbre de la Connaissance qui symbolise toutes nos recherches et questionnements. Candra, la lune, maîtresse des fluides, des croissances et des rythmes profonds va être pour nous un rappel de l’impermanence de toutes choses mais aussi des recommencements qui permettent de déployer un champ évolutif. L’éléphant Airâvata et le cheval Uccaishravas nous font prendre conscience de l’importance symbolique particulière de deux zones de notre corps, la zone racine, ce qui en nous est le plus terrestre, le plus solide, le plus concret, et celle de la gorge qui est le passage vers les plans subtils du mental et de la spiritualité. Les sept trompes de l’éléphant et les sept têtes du cheval soulignent le fait que rien n’est séparé ni dissocié en nous et que chaque partie de notre corps contient toutes les autres, aussi bien en haut qu’en bas. Et surtout que la solidité de la matière et la puissance de l’élan vital sont des piliers incontournables de la manifestation. La conque nous rappelle que tout ce qui a une forme a un son et que le son premier, le Om, est au cœur du vivant. De même, avec le joyau Kaustubha, que la conscience absolue, morcelée en une myriade de facettes est elle aussi au cœur de la manifestation. Et chez les hommes le pranava et la conscience absolue se trouvent être de façon symbolique scellés dans le chakra anâhata. Contribuant à l’enchantement du monde les apsarâs incarnent la beauté et l’harmonie de tous les arts, l’esprit de sensualité et le ludique de la vie ainsi que son aspect merveilleux. Dhanvatari représente les puissances de guérison cultivées et développées par les hommes, allant même jusqu’à découvrir le nectar d’immortalité. Or l’avidité orgueilleuse des dieux s’est emparée de ce précieux breuvage, gardant ainsi pour eux l’immortalité mais une immortalité qui les maintiendra figés et immuables laissant ainsi aux hommes une finitude bien sûr douloureuse mais source d’évolution. Les hommes ont alors été condamnés à être libres. Et, de tous ces trésors, en ultime cadeau, le barattage nous offre la beauté de Lakshmî qui n’est autre que la chance, la prospérité, la fertilité et le bonheur du vivant.


Le mythe du barattage de la mer de lait a le mérite de nous faire comprendre que même si son déroulement nous semble absurde et extravagant il nous offre des trésors qui s'égrènent au fil des pas sur le chemin d’évolution spirituelle ...

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